François Gemenne : les contraintes liées au changement climatique sont « un formidable projet de territoire » 

La lettre de l’impact positif vous propose cette semaine une interview de François Gemenne. Chercheur et membre du GIEC, il revient dans son dernier livre « L’écologie n’est pas un consensus – Dépasser l’indignation » sur la place importance que doivent prendre les questions de démocratie dans la lutte contre le changement climatique.

Dans cette interview, enregistrée lors des Rencontres Nationales des Ingénieurs Territoriaux (RNIT), il évoque avec passion le rôle des territoires, la place des élus et la manière dont nous pouvons collectivement réussir à dépasser le grand défi du changement climatique. Un hymne à l’audace des élus locaux et à la nécessité de ré-apprendre à débattre du projet de société que nous souhaitons.

Avons-nous réellement pris conscience du caractère urgent de l’état climatique ou est-ce uniquement un effet médiatique ? Les médias se sont-ils davantage emparés du sujet ? 

Je crois qu’aujourd’hui  nous avons largement pris conscience de la réalité du changement climatique et de ses impacts. Quand nous regardons les sondages d’opinions, nous observons que 85% des français sont préoccupés par cette question. Les chiffres sont comparables dans tous les pays d’Europe. Cependant, nous sommes face à un blocage.  Nous sommes d’accord sur le constat mais pas sur les solutions à mettre en œuvre. Nous sommes conscients du danger et nous le voyons arriver or nous sommes incapables de choisir. Je pense qu’il est nécessaire de reconnaître la dimension profondément politique de ces questions et des choix qui vont devoir être opérés. Ces questions vont probablement faire apparaître de nouvelles tensions et en réveiller d’anciennes au sein de nos sociétés. L’enjeu, au niveau des territoires, va être de reconnaître ces tensions et ces clivages afin de pouvoir voir comment il sera possible de les dépasser. Nous devons voir comment il est possible de forger un consensus autour de ces questions. 

Pourquoi sommes-nous bloqués ? 

Nous voyons encore largement la lutte pour la protection de l’environnement, et contre le changement climatique, comme une contrainte qui nous tombera dessus. C’est vrai que nous allons devoir faire des efforts. Mais tant que nous le verrons ainsi, nous essaierons instinctivement de contrer ces contraintes. Alors, l’enjeu est de s’en saisir comme un projet.  Ces questions peuvent être un formidable projet pour un territoire ! Ce dernier pourra aussi constituer une sorte de socle démocratique qui réconciliera les choix individuels et collectifs. Notre démocratie est menacée par le fait que les individus se sentent aliénés par les choix collectifs, comme s’ils n’avaient plus leur mot à dire. À mon sens, l’échelon territorial est le meilleur pour cette action de réconciliation. Le climat peut-être un formidable socle.  

Vous qui travaillez sur cette question avec les territoires, avez-vous remarqué un changement visible ? 

Je dis souvent que, lorsque je regarde la société française, il y a énormément de choses qui bougent. Des choix audacieux sont mis en place et particulièrement au niveau des collectivités, des territoires et des entreprises. Je suis tout à fait contre l’idée selon laquelle il n’y aurait aucune évolution visible. Ce n’est pas vrai. Il y a aussi beaucoup de blocages. Je pense qu’il y a une urgence à encourager ce qui va dans le bon sens et nous fait avancer. Ce que je redoute encore plus que le climato-scepticisme c’est le climato-défaitiste, selon lequel il serait trop tard pour agir. Il est nécessaire de lutter contre l’idée qu’il n’y a plus rien à faire et que nos actions seraient insignifiantes. Le changement climatique est un problème graduel. Il y a énormément de choses à faire et quel que soit le niveau. 

Se focaliser sur les bons exemples pour avancer ? 

En exemple intéressant, nous avons la question du vélo en ville. Il y a plus de quarante ans de cela, la mairie de la Rochelle a décidé de mettre en place un système de vélo en libre service. À l’époque, il y avait énormément de scepticisme au sujet de ce dispositif. Puis ce système a été copié par Rennes, puis celui de Rennes a été copié par Lyon, ensuite Paris a copié Lyon… Et aujourd’hui, vous n’avez plus aucune grande ville du monde qui n’a pas mis en place ce dispositif. On sait l’influence que ce dispositif a eu sur la pratique du vélo au sein des villes. Il a été mesuré aussi que ce dispositif a fait exploser le nombre d’achat de vélos en France. Cela a radicalement transformé les mobilités urbaines. Si la mairie de la Rochelle dans les années 70 s’était dit que ce qu’ils mettaient en place n’avait aucune importance et influence, il est probable que nous aurions perdu des années dans la pratique du vélo en ville. Ainsi, il est nécessairement important de reconnaître les leviers fondamentaux au niveau de tous les territoires et l’intérêt de les partager. Nous ne sommes pas ici dans une logique de compétition entre les territoires mais dans une logique d’émulation. Faire en sorte que les uns puissent s’inspirer des initiatives des autres. 

Dans votre dernier livre, vous évoquez beaucoup la notion de consensus… 

Je crois qu’il est nécessaire de reconnaître une réalité : chacun a un point de vue différent. Aujourd’hui, chacun réalise bien que ces enjeux écologiques ne sont plus des questions annexes que l’on peut confier à des cabinets spécialisés. Ce sont des sujets qui nous questionnent profondément. Il y a toute une série de choix de sociétés, d’aménagement du territoire, de politiques et d’urbanismes. Au-delà de ces questions sectorielles, ce sont des questions qui vont être soulevées en lien avec les grands concepts fondamentaux sur lesquels nos sociétés se sont construites. Les grands concepts de souveraineté, de liberté et d’égalité restent aujourd’hui ancrés dans une société fossiles. C’est l’exploitation des énergies fossiles qui a permis le développement de nos sociétés. À l’instant où nos pays sont menacés par la hausse du niveau de la mer, et que cela va remodeler les cartes des territoires, qu’est ce que cela veut dire ? Que veut dire la souveraineté dans un monde décarboné ? Nous avons une vision de la liberté basée sur une conception très individualiste. Que sommes-nous prêts à moduler dans les libertés individuelles afin de garantir la liberté collective future ? Sur la question de la responsabilité, quelle est-elle concernant les générations futures ? Ou vis-à-vis de populations qui sont directement touchées par le changement climatique ? Jusqu’où s’étend notre responsabilité ? Voilà de nombreux concepts que nous allons devoir repenser et redéfinir ensemble. Donc il est logique que nous ayons des avis et des opinions différents. Tout l’enjeu est de reconnaître que cette question climatique est une question profondément démocratique et que nous y arriverons que si nous parvenons à créer un consensus social.

Sur cette question des libertés, on entend déjà parler de dictature verte… 

Il faut le dire : toute solution autoritaire sur ces sujets ne fonctionnera pas. Ce n’est pas une question de principe mais plutôt de pragmatisme et d’efficacité. Nous ne sommes pas face à une “crise”. Nous ne sommes pas face à un moment “temporaire” durant lequel il faut imposer des efforts de manière à pouvoir revenir à la normale. Certains disent que pour le Covid, il a été possible de mettre en place des mesures radicales, contraignantes et drastiques. Pourquoi ne faisons-nous pas la même chose face au changement climatique ? La réponse est simple à cette question : ce n’est pas le même type de problème. Nous avons accepté ces mesures drastiques car nous étions conscients qu’elles étaient temporaires. Qu’elles nous permettaient de revenir à la normale. Le changement climatique, nous allons devoir le gouverner durant toute la durée du XXIième siècle au moins. Cela signifie qu’il ne sera pas question de prendre des mesures temporaires, que nous pourrions lever ensuite. Cela serait néfaste ! Nous devons réfléchir à des transformations fondamentales dans l’organisation de nos économies, de nos territoires et de nos sociétés. Pour pouvoir les tenir dans la durée, il va falloir qu’elles reposent sur un large consensus. Nous allons devoir choisir ces mesures de façon démocratique pour ne pas les subir. 

Quel est le rôle des scientifiques au sein de ce débat politique ? 

Je pense que le rôle premier des scientifiques est d’informer la décision publique et de tendre à fournir l’expertise dont ils disposent. Il peut essayer de guider certains choix. Je pense aussi qu’il est fondamental que les scientifiques ne se substituent pas aux décideurs. Souvent dans des conférences, des personnes me disent : “Mais au fond pourquoi ne laisse-t-on pas les scientifiques du GIEC décider sur ces questions ? “ Quelqu’un qui pense qu’un chercheur du GIEC serait aussi un bon décideur n’a pas rencontré beaucoup de chercheurs du GIEC ! Ce sont des métiers très différents. Je pense surtout que ce ne sont pas seulement des mesures que la science impose. Ce sont des choix de société. Il est très important que nous puissions débattre et choisir démocratiquement. La principale difficulté, c’est le temps. Nous sommes pressés ! À mon sens, aujourd’hui, le rôle des scientifiques n’est plus seulement d’être des lanceurs d’alerte. Il ne s’agit plus seulement de crier que la maison brûle, car tout le monde le voit. Il s’agit surtout de trouver ensemble des solutions pour éteindre l’incendie. Il faut aider les pompiers ! Mais, si les scientifiques commencent à dire aux pompiers comment il faut orienter la lance à eau, c’est plus compliqué… 

Le délai d’obtention d’un consensus  par le biais de processus de démocratie participative est-il compatible avec l’indispensable réactivité imposée par l’urgence climatique ? 

Oui et non. Je pense qu’un des problèmes de notre démocratie représentative aujourd’hui, au niveau national, est sa lenteur. Je pense qu’au niveau territorial, il y a des choix beaucoup plus radicaux, audacieux et rapides qui peuvent être faits. À condition qu’ils soient soutenus par un consensus social. Et c’est là que des outils de démocratie participative peuvent être utiles. On a beaucoup critiqué la convention citoyenne pour le climat. Ses résultats et la manière dont à l’évidence le gouvernement n’avait pas retenu les positions qui avaient été faites. Moi, je veux m’intéresser surtout au processus. Vous avez 150 citoyens tirés au sort, dont certains se déclarent climato-sceptiques, qui vont passer 9 mois à débattre, s’informer et discuter avec des experts. Finalement, à la sortie, vous avez 150 Greta Thunberg qui vont proposer des mesures qui sont à la hauteur de la situation. De façon unanime et consensuelle. Le grand intérêt de ce processus délibératif est de pouvoir créer ce consensus au niveau territorial. Je pense qu’il est nécessaire que cela passe aussi par de l’explication, de la pédagogie et des réunions sans jugements moralisateurs et culpabilisant. Pour ainsi se demander comment nous allons pouvoir avancer ensemble par rapport à cet enjeu global. 

Si on ne peut pas parler de “crise”, quels sont les bons mots à employer ?  

Je pense que nous pouvons parler d’urgence climatique, pour traduire le sentiment d’urgence à agir. Cependant, je pense que le terme de “changement climatique” n’est pas si mal. Nous pouvons aussi l’utiliser au pluriel afin de montrer notamment que c’est une multitude de transformations au sein des territoires. Ce qui a permis le développement de nos sociétés est le développement de l’agriculture. Ce développement a été permis par un climat qui était stable et prévisible. Les géologues nous disent que nous sommes désormais entrés dans une nouvelle époque géologique qu’ils appellent “l’anthropocène”. Elle va se caractériser par un climat beaucoup plus instable. Notre défi est de voir comment nous allons pouvoir gouverner cette nouvelle époque. 

Comment intégrer une dimension systémique à cette réflexion ? 

C’est une réelle difficulté. Nous sommes sur une inadéquation des échelles de temps. Le temps s’écoule entre ce que nous faisons et les conséquences de nos actions. D’où l’importance de choisir des mesures que nous pourrons tenir dans la durée. Je pense que cela implique, premièrement, de réaliser un consensus social très fort qui fait que nous pourrons alors tenir les mesures dans la durée et au-delà d’un mandat politique. Dans un second temps, arriver à l’issue de la décision, à des objectifs de beaucoup plus court terme. Aujourd’hui, tout le débat est cadré par des objectifs longs et de moyens termes. Aujourd’hui, ceux qui décident des objectifs ne seront pas ceux qui devront rendre des comptes. La plupart des gouvernants savent qu’ils ne seront plus à la tête des décisions à la date venue des objectifs à rendre. Donc je crois que, aujourd’hui, comme enjeu nous devons aussi traduire ces objectifs dans des trajectoires de plus court terme. L’idée que les objectifs sont hors d’atteintes désespère beaucoup de personnes. Aucun chemin ne nous dévoile l’horizon. Plus nous avançons, plus l’horizon semble s’éloigner.  En tant que société, aujourd’hui nous avons besoin de paliers sur notre chemin. Ils se traduiront chacun par de petites victoires. Ces dernières nous conforteront dans l’idée qu’en premier temps, nous allons pouvoir y arriver et qu’en second temps il est alors possible de revoir à la hausse notre ambition. 

Si on prend l’exemple des relations entre agriculteurs et écologistes, comment construire du consensus social dans un contexte de fracture ? 

Les ressources vont être de plus en plus raréfiées. Cela va donc nécessiter de l’arbitrage et des décisions sur leur usage. Si ces arbitrages ne sont pas décidés politiquement, les tensions seront de plus en plus nombreuses. On le voit par exemple au sujet des bassines entre écologistes et agriculteurs. Nous allons le voir sur toute une série d’autres questions, par rapport à l’eau, aux terres et au carbone. Il va y avoir une nécessité d’arbitrage politique très forte. S’il n’y a pas une équité réalisée dans le partage de ces ressources, nous ne pourrons pas y arriver. Je crois profondément que si nous y parvenons, nous pourrons forger un consensus sur la base des questions écologiques. Nous fonderons le socle d’un nouveau contrat social. 

Au vu des trajectoires d’émission de gaz à effets de serre et du manque d’actions, comment rester optimiste ? 

On ne va pas se le cacher, il arrive que, pour certains élus, ces questions ne soient qu’un prétexte à communication. Rien ne change au sein de ces territoires et j’en suis profondément désolé. Je pense que ce n’est pas dans l’intérêt de ces élus, et que malheureusement ce seront des territoires qui vont être largués. Cela se retrouve notamment dans les entreprises. Si vous faites du green-washing, c’est que vous êtes conscient de l’attente du public sur ces questions. Donc si vous n’êtes pas à la hauteur, vous allez vous retrouver  largué quand le train de l’économie décarboné atteindra sa pleine vitesse. Ils pensent qu’ils ont intérêt à engranger des bénéfices réputationnels or en réalité ils se tirent une balle dans le pied ! D’autant plus, qu’aujourd’hui, grâce à la puissance des réseaux sociaux le public n’est pas dupe. Ill reconnaît les entreprises ou les territoires qui agissent concrètement. Je pense qu’il est important de garder en tête deux choses. Nous sommes face à un problème graduel et non un problème binaire. Ce n’est pas “gagné ou perdu”. Chaque action compte. L’adaptation aux impacts du changement climatique peut se réaliser de manière indépendante, territoire par territoire. Enfin, il faut réaliser que nous ne sommes pas seuls à agir. Nous pouvons aussi nous sentir motivés et entraînés par l’action des autres. Il faut davantage s’intéresser à ce qui se fait ailleurs car nous sommes trop souvent concentrés sur nous-même. 

À propos de communication, ne faut-il pas dépasser la communication pour assumer une décroissance inéluctable ? 

C’est un débat qui est devenu quelque peu stérile, car celui-ci est organisé de façon binaire, entre croissance et décroissance. On retrouve toute une série de populations en France et aussi partout à l’étranger, pour qui la question de la croissance économique est un enjeu premier. Aujourd’hui la grande question à se poser serait plutôt : quel type de croissance voulons-nous ? Quantitative ou qualitative ? Toute une série de secteurs commence à sortir d’un prisme dans lequel ils voyaient la croissance sous un angle strictement quantitatif afin de l’avoir notamment sous un angle qualitatif. Notre enjeu est de voir comment nous pouvons aller vers du mieux et non pas uniquement du plus. Au niveau de la comptabilité publique, il va être nécessaire de sortir du monopole de l’indicateur du PIB, celui-ci à été créé pour stimuler l’investissement après la Grande Dépression. 

Comment traiter conjointement la lutte contre le changement climatique et la lutte contre l’érosion de la biodiversité ? 

Ça va poser des problèmes. Nous sommes dans une grande naïveté qui nous pousse à penser que tout est regroupé dans une grande bataille pour l’écologie. Alors qu’au niveau pratique, dans l’articulation des politiques à mettre en œuvre, il va y avoir des politiques qui vont être favorables au climat mais défavorables à la biodiversité. Il va donc y avoir des arbitrages très difficiles à réaliser. Par exemple, afin de réaliser une transition énergétique nous allons devoir réaliser des batteries. Or celles-ci nécessitent des mines et nous savons à quel point celles-ci ont un impact néfaste sur la biodiversité. Nous allons donc devoir réaliser des arbitrages entre climat et biodiversité, avec le risque d’avoir des affrontements écolos contre écolos. Ainsi il va falloir avoir une vision systémique qui va intégrer les deux enjeux.