Interview : Jacques Attali / Maud Fontenoy « Signifier l’importance majeure de la mer pour la survie de l’humanité et la richesse de la France »

Avant l’ouverture du LH Forum 2021 (23 et 24 septembre) qui aura pour thème « L’avenir de la planète bleue » (voir programme en cliquant ici), Territoires Audacieux, partenaire de l’évènement vous propose une interview croisée de Jacques Attali et de Maud Fontenoy. Ils reviennent ensemble sur l’importance de la mer, des ports et des territoires pour la France et l’humanité.

Jacques Attali, pourquoi avoir choisi le thème de la mer pour l’édition 2021 du LH Forum ?

Jacques Attali Nous avons choisi la mer car depuis 10ans nous faisons ce forum au Havre. Nous répétons chaque année que la mer est clé. Tant pour l’avenir de l’humanité que pour l’avenir de la France. Nous répétons aussi que Le Havre est le premier port de France mais devrait devenir un port très important de l’Europe. Nous avons donc voulu signifier l’importance majeure de la mer pour la survie de l’humanité et la richesse de la France.

Maud Fontenoy, quels rôles doivent jouer les territoires côtiers dans les prochaines années ?

Maud Fontenoy En dépit d’une méfiance bien ancrée vis à vis des littoraux durant des siècles, l’humanité n’a eu de cesse d’y développer ses activités. Aujourd’hui, plus de 60% d’entre nous vivent proches des bords de mer. Alors que 95% du commerce mondial passe par voie maritime et que le GIEC annonce une montée des eaux de plus d’un mètre par endroit, les territoires côtiers sont à l’avant-garde de l’avenir de nos économies et de la préservation environnementale des régions côtières. En effet, ces communes sont en première ligne pour le déploiement des stratégies territoriales et des innovations dont nous avons collectivement besoin : développement des énergies marines renouvelables, protection des écosystèmes littoraux, protection de nos côtes contre l’érosion, préservation des activités nourricières (pêche et aquaculture)… Ce sont également les territoires côtiers qui, partageant des espaces maritimes communs, sont en première ligne des décisions qui seront prises en concertation avec les nations riveraines, comme en Méditerranée ou ici dans la Manche, et qui définissent aujourd’hui la manière dont nous protégerons collectivement l’océan dès demain.

Jacques Attali Dans tous les pays importants du monde, l’essentiel des richesses, des populations et des activités économiques se trouvent dans les territoires côtiers. Ils seront menacés bientôt, et c’est tout l’enjeu, par le réchauffement climatique. Ils sont donc fondamentaux. C’est la même chose pour les ports qui vont avec. Ils sont essentiels pour le développement des activités. Partout dans le monde, depuis le 12ème siècle, ce sont dans les ports que les richesses se sont échangés. Que ce soit en Flandres, en Méditerranée ou dans l’océan Atlantique. Maintenant, c’est aussi le cas dans l’océan Pacifique.

Quels rôles peuvent jouer les territoires à l’intérieur des terres ?


Jacques Attali : Les territoires intérieurs doivent être les relais qui permettront de conduire les produits venant des ports vers l’intérieur et les produits de l’intérieur vers les ports. C’est le cas des produits industriels ou agricoles par exemple pour l’exportation. Il y a une relation duale. Idéalement Le Havre devrait être une capitale et Paris une ville d’arrière garde. Deuxièmement, il faudrait que le port soit dans le pays. C’est pour cela que je suis très hostile au canal Seine-Nord. Cela va faire de Paris, l’arrière-pays de Rotterdam. C’est une catastrophe pour la France.

Maud Fontenoy Il faut bien comprendre que tout est lié. Quel que soit notre lieu d’habitation, nous avons un impact sur nos océans, et l’océan a un impact sur nos vies quotidiennes. Aussi surprenant que cela puisse paraître, nous dépendons tous de ce qu’il nous apporte gracieusement. Oxygène, nourriture, eau, médicaments, énergies, biocarburants, métaux rares… ces ressources sont immenses et indispensables à notre survie.
Les terres intérieures dépendent tout autant de l’Océan que les territoires côtiers, sur le plan économique (approvisionnements via les zones portuaires…) aussi bien que sur le plan environnemental. Sur ce dernier point, territoires côtiers et territoires intérieurs appartiennent au même cycle, avec une interdépendance des écosystèmes dont ils dépendent. Via les grands fleuves, par exemple, qui se feront l’écho de l’élévation du niveau de la mer sur plusieurs centaines de kilomètres dans les terres ! Les territoires intérieurs et côtiers peuvent renforcer leurs collaborations, intégrer le facteur océan aux décisions locales, comme la préservation des rivières, limiter l’arrivée de déchets et de polluants, et miser sur l’innovation pour protéger les terres des évènements climatiques.

Comment allier développement économique et écologique dans la révolution qui arrive ?

Maud Fontenoy La mer est l’une, si ce n’est La solution. Il n’y a plus de doute sur le fait que les besoins des hommes imposent aux acteurs de l’économie terrestre de se tourner vers le grand bleu. La mer va être à l’origine d’une nouvelle révolution industrielle et économique, mais aussi sociale et culturelle comme Internet a permis de déclencher la révolution numérique d’aujourd’hui. Nombreux sont ceux qui croient à l’émergence d’une « Blue Society ». La France a su dans le passé se positionner comme un acteur de premier plan dans les domaines aéronautique, nucléaire et spatial. Ces succès sont le résultat d’une vision et d’une impulsion stratégiques au plus haut niveau de l’État. Ce défi qui s’offre à nous est aussi et avant tout une magnifique opportunité. Notre pays, on a tendance à l’oublier, dispose dans le domaine maritime d’atouts déterminants : la 2e zone économique exclusive du monde (derrière les États-Unis) lui assurant une présence sur tous les océans, une recherche scientifique parmi les plus avancées, des industriels (de la start-up aux grands groupes) aux premiers rangs mondiaux, des pêcheurs engagés, des organismes de formation reconnus, des armateurs de taille internationale, une marine nationale déployée sur tous les océans, des côtes appréciées des touristes et des plaisanciers, une diplomatie active et des professionnels reconnus dans tous les secteurs des services (finance, assurance, droit). Ces acteurs représentent 91 milliards d’euros (valeur de production) et 355 000 emplois directs auxquels il faudrait ajouter la part maritime du tourisme (cela doublerait les chiffres). Alors, qu’attendons-nous ?À quand une France maritime ?

Jacques Attali Les développements économique et écologique vont être essentiels dans la révolution qui arrive. C’est pour cela que dans l’économie positive, nous prônons l’économie de la vie dont l’économie maritime est une clé. Tout doit tourner autour de l’économie de la vie. C’est-à-dire, la santé, l’hygiène, la mer, l’agriculture, l’alimentation, la recherche, l’éducation, le digital ou la logistique. Au détriment notamment des secteurs du sucre et de tout ce qui tourne autour des énergies fossiles qui doivent être très sévèrement réorganisés.

Maud Fontenoy, selon vous quelles sont les actions prioritaires à mener pour protéger les océans ?

Il ne s’agit pas de reproduire en mer les erreurs commises sur terre. La Planète bleue n’est pas une planète de rechange ! Nous devons nous assurer que le développement de l’économie maritime ne dégrade pas l’environnement marin. Il nous faut être à la hauteur des valeurs de tous ceux qui chérissent la mer : le courage, la solidarité, le goût de l’effort et le respect de l’environnement ! Les solutions sont sous nos yeux. J’en suis persuadée, la France maritime permettra de relancer la cohésion française. Mais pour assurer cette transition, le développement de l’économie maritime – compte tenu notamment de la complexité du milieu – imposera la mise en place d’une vision stratégique de long terme à la hauteur des enjeux pour l’économie et l’emploi dans notre pays.
Dans le cas contraire, c’est-à-dire en l’absence d’une ambition précise et d’une action volontariste, la France risquerait de ne pas conserver ses acteurs économiques de premier plan mondial, de ne pas en créer d’autres et de perdre la maîtrise de son espace maritime convoité.
C’est ainsi qu’afin que ne soient jamais reproduites en mer les erreurs commises sur terre, il nous appartient de réclamer qu’un cap clair soit fixé, par la formalisation d’une vision stratégique avec des objectifs quantifiés et mesurables. L’État doit s’organiser pour piloter et assurer la cohésion de l’ensemble des politiques publiques qui découleront de cette vision. Le cadre, notamment juridique et fiscal, devra être précisé, sécurisé et stabilisé dans la durée afin que les acteurs puissent aborder à armes égales la compétition internationale. L’Économie bleue que mérite notre nation, c’est une ambition qui renoue avec l’esprit visionnaire de Richelieu ou de Colbert. Elle se rapporte à une filière d’une nature aussi inspirante que prometteuse, la mer. Cette aspiration porte sans aucun doute une part majeure des espoirs de l’humanité.

Jacques Attali, pour conclure qu’attendez-vous de ce LH forum 2021 ?

Nous attendons de ce forum, la mise en lumière d’un grand nombre de villes et de ports. Il faut également mettre en avant les liens comme ceux entre Paris et Le Havre. Nous attendons d’eux qu’ils soient essentiellement des acteurs des échanges pour inventer des solutions nouvelles pour faire en sorte que la mer soit mieux protégée, mieux défendue et qu’elle reste la condition même de la survie de l’humanité.