Série « les Hyperlieux Mobiles, une solution face à la crise ? » : Épisode 1

Épisode 1 – Solutions mobiles sous régime viral : une ressource au-delà de l’urgence

Par Christine Chaubet, Cédric Gottfried (Institut pour la ville en mouvement)

Le confinement est devenu la norme sur plus de la moitié de la planète depuis la crise sanitaire du COVID-19. Les activités sociales, économiques, sanitaires tentent de s’y adapter au mieux, que ce soit en détournant des usages existants, en en inventant de nouveaux, voire en recourant à des systèmes qu’on pensait oubliés. Ces services qui se déploient, le plus souvent sous une forme mobile, remettent en question, plus que notre approche de la mobilité (ou notre « démobilité »), notre rapport à la proximité et à l’altérité. Comment (s’) alimenter, (se) soigner, (s’) entretenir, (se) cultiver à l’heure du confinement et de la distanciation sociale ? Comment s’adapte-t-on pour continuer à faire société ? Comment ces initiatives permettent-elles de penser l’après-crise ?

Des dispositifs mobiles tous azimuts qui réinventent les processus : gérer l’afflux et capter les flux

On connaissait les systèmes de drive, automobile comme piéton, appliqués au supermarché. Parce qu’ils réduisent l’attente et les contacts, ils sont aujourd’hui plébiscités pour les achats alimentaires et dans de nombreux autres secteurs, notamment dans le domaine médical, où des patients sont examinés directement dans leur voiture. Le véhicule ne sert plus seulement à se rendre chez le médecin, mais il devient le lieu où se passe le service. En Corée, on dépiste à la chaîne depuis les bornes des péages en profitant des flux de passage.

Sur les parkings et places désertés par les automobiles, on voit s’édifier des centres de dépistages et des hôpitaux de campagne, des dispositifs temporaires qui viennent soulager les capacités limitées des bâtiments fixes. En Italie, c’est dans des containers réaménagés qu’on envisage d’accueillir les malades pour faire face à l’afflux exceptionnel de patients. Les forains ont laissé la place aux militaires et aux blouses blanches. Les chaussées elles-mêmes, jadis espaces mono-fonctionnels, sont également investies comme lieux de production et de livraison en plein air, avec l’accord des autorités. On reconfigure les moyens de transports traditionnels pour offrir une continuité des soins aux victimes du covid-19 pendant les déplacements : des bus, des TGV et même des avions deviennent ainsi des unités médicalisées. A New York et Los Angeles, ce sont des navires-hôpitaux (anciens pétroliers) qui sont déployés pour répondre à l’afflux de cas (tandis que Trump n’excluait pas d’utiliser des paquebots…).

Le domaine de l’approvisionnement alimentaire est également bouleversé. En Chine, pour s’adapter à la demande, les chauffeurs des services de transports de personnes se reconvertissent en livreurs de courses à domicile. En France, l’offre de plats à emporter reste autorisée. Pour les restaurateurs ayant fait le choix de continuer leur activité, la crise invite non seulement à réorganiser les processus d’élaboration et de vente, mais aussi à réinventer un lien « sans contact » avec sa clientèle de proximité, soit entre humains, soit à l’aide de distributeurs automatiques ou de véhicules autonomes de livraison. Le marché de gros de Rungis s’adapte lui aussi à la période confinement, tandis que les marchés alimentaires locaux, successivement autorisés puis interdits pour être à nouveau autorisés dans certaines localités doivent répondre à des conditions logistiques drastiques pour maintenir une offre qui est parfois la seule accessible aux ménages non-motorisés, notamment en milieu rural. Le lieu de flânerie et de socialisation qu’était le marché du dimanche en est réduit à sa plus stricte expression : circulez… et gardez vos distances.

On ne s’arrête pas de vivre pour autant. La voiture a le vent en poupe : on observe ainsi aux Etats-Unis que les drive-in qu’on croyait avoir laissé dans les années 50 retrouvent leur gloire passée [1] , ou que les prêtres bénissent leurs ouailles à l’abri dans leur véhicule (quand ils ne sont pas aspergés d’eau bénite depuis les airs !). Un peu partout, les banques, les coiffeurs, et même les tribunaux deviennent mobiles pour continuer à offrir un service à une grande partie de la population désormais recluse. La société perpétue ses rites, sous des formes réinventées mais loin d’être inédites…

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[1] Au plus fort de l’industrie en 1958, il y avait 4 063 écrans de drive-in dans tout le pays contre 549 écrans aujourd’hui

Les activités mobiles comme vecteurs d’urbanité et solutions d’aménagement

Depuis 2017, dans le cadre du projet Hyperlieux Mobiles [2] , l’IVM-VEDECOM et son réseau international ont recensé plus de 600 activités mobiles partout dans le monde qui trouvent un écho avec la crise actuelle, que ce soit par la grande diversité des dispositifs utilisés, ou celle des assemblages entre acteurs qui permettent leur mise en place.

Dans le domaine médical, le recours aux services mobiles n’est en effet pas nouveau. Inscrite dans les pratiques depuis la première guerre mondiale, la médecine mobile n’a cessé de se perfectionner, comme le montre l’exemple du TIMM Santé, camion de télé-imagerie médicale mobile desservant les territoires ruraux. Doté d’un matériel de pointe qui le relie aux spécialistes basés dans des hôpitaux fixes de la région, il offre un service performant au plus près des malades. Un service de ce type demande un investissement public important et une grande polyvalence du personnel de bord (à la fois conducteur, manipulateur et médiateur), une polyvalence et adaptabilité qui est aujourd’hui attendue du personnel soignant lors des déplacements médicalisés.

Dans un autre contexte, une caravane dentaire au Sénégal permet d’offrir un service de soins dans des milieux reculés. Au-delà du service qu’il offre, le dispositif participe d’une cohésion sociale en provoquant des interactions à l’intérieur et autour du véhicule s’insérant ainsi dans l’espace public qu’il occupe et au bâti qui l’entoure. Le véhicule devient une destination et il fait lieu autour de lui en agrégeant d’autres activités : quand nécessité fait lieu.

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[2] Projet mené en partenariat avec Transdev, PSA, Michelin, La Poste, IFSTTAR et Telecom ParisTech

Cette capacité à « faire place », on la constate également dans le cas de la banque mobile en Côte d’Ivoire ou celui des vendeurs de nourriture ambulants en Corée. A partir d’un point d’ancrage fixe et régulier, ces dispositifs (re)dessinent de nouvelles centralités activant une socialité autour d’eux, par l’afflux des usagers eux-mêmes ou par le regroupement de coursiers entre deux livraisons instantanées, renouvelant ainsi les pratiques et les usages des lieux. Qu’ils soient stationnés, itinérants ou à la demande, ils donnent à voir une large palette de possibilité d’adaptation à la clientèle ou au contexte urbain. Les enquêtes de terrain effectuées montrent cette diversité de situations et soulignent en creux le rôle régulateur des pouvoirs publics dans la co-présence de ces activités avec les commerces fixes, et dans l’espace public déjà fortement contraint. Au-delà d’une réponse ponctuelle à un besoin, le service mobile, organisé, sécurisé, ou pérennisé, peut être un puissant vecteur d’urbanité et une solution frugale d’aménagement.

Cette adaptation des services traditionnellement fixes en activités mobiles et connectées est par ailleurs rendue possible grâce au développement des outils numériques et à la miniaturisation des objets qui permettent la reconfiguration des véhicules par des bricoleurs amateurs ou par des professionnels usant des dernières technologies de pointe et d’une longue expérience. Collectivités publiques, entreprises, société civile et usagers : chaque acteur est un maillon indispensable d’une chaîne qui permet de faire système autour du dispositif mobile. 

Les hyperlieux mobiles : solution durable pour monde instable ?

L’analyse de ces activités mobiles met en lumière leur pertinence dans le contexte de crise aigüe que nous subissons mais aussi pour l’après. Mobiles, elles peuvent aller partout sur le territoire et se déplacer sur différents sites à des moments précis. Connectées, elles rapprochent besoin et demande, service et usager, ici et ailleurs en même temps. Souples, elles peuvent être programmées et expérimentées dans des délais courts et à peu de frais. Reconfigurables, on peut imaginer prodiguer des soins certains jours, livrer des denrées ou fournir des conseils administratifs à d’autres moments de la semaine ou du mois, faire évoluer l’offre au fil des saisons. Légères (sans infrastructures lourdes à construire) et donc réversibles, elles peuvent être testées et évaluées in itinere pour définir le service le plus approprié, au bon moment et dans les bonnes conditions. Ces activités mobiles pourraient permettre de s’affranchir de certaines contraintes urbaines, temporelles et juridiques. Pour cela, il paraît nécessaire de développer une expertise dans la mise en place de ces dispositifs dans des moments plus sereins. D’une part, parce que leur statut « à la marge » complexifie leur mise en œuvre : quelles normes et règlementations doivent s’imposer à elles ? Celles du fixe, celles du mobile ou la combinaison des deux ? Elles se développent souvent dans ces zones grises (spatiales ou réglementaires), d’entre deux (entre le fixe et le mobile) et viennent perturber le fonctionnement en secteurs ou services de l’institution publique : d’où la nécessité d’explorer ces interstices pour gagner en transversalité. D’autre part, le déploiement massif de ces activités mobiles dans l’urgence montre déjà qu’un manque de préparation, de régulation et d’expérience (des unités mobiles elles-mêmes, des personnes pratiquant le service et des autorités régulatrices) peut conduire à une certaine inefficacité des dispositifs voire même à leur inutilité, au-delà d’éventuels visées communicationnelles. C’est pourquoi les deux acteurs (porteur de projet et autorité publique) auraient ainsi tout à gagner à trouver une scène commune pour définir ensemble les modalités d’implantation d’activités mobiles efficientes.

Ceci passe notamment par le constat commun d’un intérêt général porté par le service mobile, qui permet d’emporter l’adhésion et de faciliter les négociations. Aujourd’hui, l’intérêt sanitaire érigé en priorité permet des reconfigurations que l’on n’aurait pas pu imaginer autrefois (par exemple en fermant une rue à la circulation pour permettre à un laboratoire de produire du gel sur la voie publique). Une définition claire de cet intérêt permet un partage efficace des rôles entre acteurs pour permettre leur cohabitation. Il y a ainsi à espérer que les solutions déployées actuellement seront au rendez-vous au-delà des situations de crise car elles peuvent être adaptées aux enjeux du moment, comme à ceux de demain.

Pour en savoir plus, consultez l’infographie Hyperlieux Mobiles

Pour connaitre l’épisode 2 => cliquez ici