Bergerac : La Traverse ou le défi de transformer un site industriel en lieu de vie et d’économie locale
Pierre Meisel est spécialiste dans la structuration des projets d’innovation sociale. Passionné de navigation, ce skipper a notamment monté des projets d’inclusion sur des bateaux. En juin 2022, il a embarqué comme coordinateur à bord du projet La Traverse, lieu dédié à l’inclusion par l’activité – qu’elle soit économique ou culturelle.
Retour sur le projet de transformation de l’ancienne manufacture de tabacs emblématique à Bergerac en un lieu de vie, de partage et d’économie locale. Deux ans d’action pour une mission qui fut tout, sauf un long fleuve tranquille.
FAVORISER L’ACCÈS AU TRAVAIL ET À LA CULTURE POUR TOUS
Quel était le constat des instigateurs du projet La Traverse à Bergerac ?
Il n’y a pas qu’à Bergerac qu’on trouve des espaces en situation de rénovation urbaine avec des bâtiments qui coûtent de l’argent aux collectivités.
L’idée de base a émergé de la demande des associations et des entreprises du coin d’avoir des lieux pour exercer leur activité. La manufacture des tabacs située derrière la gare de Bergerac se libérant, les deux trajectoires ont concordé et ont mené au projet La Traverse.
Quand exactement et par qui a été lancé ce projet ? C’est par la création de l’association que tout prend forme ?
En 2021, les intuitions fondatrices de l’association La Traverse sont venues de 18 acteurs locaux. Parmi les instigateurs, on retrouve des chefs d’entreprises locales, des personnes engagées dans le milieu associatif ou encore des artistes. Il y a toujours eu une vraie mixité, qui est aussi dûe à l’important volume de bénévoles qui contribuent au projet.
D’ailleurs, comment définiriez-vous le projet La Traverse ? Quel est – et sera – le but précis de ce lieu ?
Le but de La Traverse est de développer l’inclusion à travers l’emploi, la culture et l’accès aux droits. À travers l’activité, qu’elle soit de travail ou culturelle. Ce lieu, dédié à l’inclusion, regroupe des acteurs qui œuvrent pour que chacun ait accès au travail et à la culture. Or, on ne peut y avoir décemment accès que si les droits primaires sont satisfaits. Nous accompagnons donc les publics les plus précaires, notamment dans les tâches administratives et les questions de santé.
De quels espaces déjà existants les instigateurs se sont-ils inspirés pour construire les bases du projet La Traverse ?
L’idée de réunir des structures à la recherche de foncier sur un site dont on transforme les attributions initiales existe depuis plus d’une dizaine d’années. Cela s’appelle l’urbanisme transitoire. Ça a pris par le biais de structures à Paris, notamment Yes We Camp. En revanche, je n’ai pas vu un affinage si poussé du projet autour de l’inclusion.
UNE RÉHABILITATION EXPRESS : “UN BEL EXPLOIT EN TERMES DE VITESSE”
Présentez-nous les infrastructures : de quoi est-on parti, où en est-on ? Et où est-on sûr d’aller dans les prochains temps ?
Aux prémices, les instigateurs imaginaient développer le projet dans une maison de 400m2. La manufacture des tabacs, c’est un plus puisqu’on est sur 4500m2. (rires)
Nous avons eu les clés en main en novembre 2022. Le bâtiment était sain : aucune cloison, plus d’alimentation en eau ni en électricité. En plus de l’aménagement d’eau et d’électricité, nous avons cloisonné les multiples espaces de 700m2 dont nous disposions au départ. Au sein de chaque espace, nous avons créé une boîte par résident, adaptée aux besoins de chacun.
Les structures s’installent au fil de la livraison des bâtiments et à la fin du mois, les travaux de réhabilitation de 4000m2 s’achèveront. Une année pour réhabiliter 4000m2, c’est tout de même un bel exploit en termes de vitesse.
Quelles sont les activités déjà implantées au sein du bâtiment La Traverse ?
Côté tissu économique, nous accueillons neuf artisans et trois artisans d’art parmi lesquels un menuisier, un brasseur, un céramiste, un joaillier.
En termes de services, la mission locale de Bergerac a ouvert une antenne. Nous avons aussi une maison de santé qui met en place la prescription sociale.
Des artistes sont aussi présents sur le site comme un cinéaste, un marionnettiste. Et nous avons également un skatepark.
Parmi les activités portées par l’association La Traverse, il y a la partie liée à l’accès aux droits. Nous proposons un accompagnement au numérique mis en place avec l’Association BASE et nous fournissons du matériel connectique en partenariat avec Emmaüs Connect. Un écrivain public aide les personnes en difficulté dans leurs démarches administratives lors d’un atelier hebdomadaire. Il y a également le Repair Café pour réparer ses objets du quotidien, allant du mobilier à l’électronique, tout en créant du lien social entre les personnes – souvent précaires – et nos bénévoles. Chaque jeudi soir, nous organisons un marché local et d’agriculture raisonnée. Les activités culturelles et événementielles s’ouvrent davantage avec la fin des travaux. Le but est que les acteurs culturels locaux se saisissent du lieu pour brasser le plus de monde possible.
Quels sont les acteurs qui ont participé à la mise en place du projet ?
Dans le déroulement du projet, toutes les collectivités ont été convaincues et ont mis la main à la poche. La ville de Bergerac a mis le local à disposition et a décidé d’investir 500 000 euros pour réhabiliter en son nom les locaux de l’ancienne manufacture des tabacs. L’ARS Nouvelle-Aquitaine, la Communauté d’Agglomération Bergeracoise (CAB) et l’État ont également soutenu les travaux de réhabilitation, à hauteur de 250 000€. Cela nous a notamment permis de dépêcher deux architectes qui sont restés en permanence à La Traverse pendant un an. Il fallait des architectes assez fous pour accepter un projet aussi pressé, aussi ambitieux et avec si peu de moyens.
Nous avons ainsi fait travailler des artisans, quasiment tous locaux, pour nous permettre de jouir de toutes ces infrastructures rénovées.
Enfin, la CAB a aussi soutenu l’installation de la maison de santé et a financé ses travaux d’aménagement.
DONNER VIE À DES IDÉES QUI FOURMILLENT, UNE TÂCHE COSTAUDE
En tant que coordinateur du projet, vous devez pondérer les rêves des membres de l’association, étudier les ambitions de la ville de Bergerac, prendre un cap viable économiquement… Comment vous y prenez-vous ?
Le travail du coordinateur est aussi un travail d’empathie. Déjà, il s’agit d’être à l’écoute et de comprendre les enjeux des uns et des autres. Ensuite, mon travail n’est pas de trouver les équilibres et de décider seul, mais plutôt de faire que chacune des parties, avec ses différents enjeux, arrive à bien comprendre les problématiques des autres. Mon travail est de proposer des articulations entre les uns et les autres, mais ce sont les membres du collège associatif qui décident des grands équilibres.
À qui rendez-vous des comptes au fil de l’avancée du projet La Traverse ?
À tout le monde ! Un projet comme La Traverse, par sa taille et par l’emblème que représente la manufacture, attire beaucoup les regards et, encore une fois, les enjeux sont différents pour chacun. Comme chaque association, nous rendons évidemment des comptes à nos financeurs et à nos adhérents. Mais au-delà, de nombreux habitants ou passants nous demandent des explications, et l’on entend qu’ils tiennent à ce que nous fassions bien les choses justement parce que la manufacture est un emblème, et que chacun a conscience des enjeux sociaux et économiques sur notre territoire.
Quel est l’enjeu principal pour les temps à venir ?
Faire sortir chacun de son silo et de ses représentations. Il faut que l’inclusion soit partie prenante de toutes les activités qui se dérouleront à La Traverse. Notre travail va être de mailler les usagers du secteur médico-social et les activités de la Traverse.
Le danger de tous les tiers-lieux c’est que les gens ne fassent que se croiser. Il faut réussir à faire que les usagers ne partagent pas uniquement le lieu, mais bien les différentes activités qui s’y trament. Avec les activités déjà mises en place, on croise tout type de public à La Traverse, qui se veut être le carrefour entre “la fin du mois” et “la fin du monde”.
Cela commence souvent par le repas avec les résidents de La Traverse. Ici, le seul lieu commun où on peut se faire à manger ou se faire chauffer de l’eau, c’est au café associatif. Et ça crée d’emblée des relations interpersonnelles.
VIABILITÉ ÉCONOMIQUE : “BEAUCOUP DE FINANCEURS ONT, EUX AUSSI, ENVIE DE GENS QUI RÊVENT”
Quel est le modèle économique du lieu ?
Nous avons les subventions publiques, les loyers payés par les résidents, et les appels à projet auxquels nous répondons. Une fois les travaux achevés, nous allons développer une activité d’événements d’entreprise et la location de salles de réunion. Il faudra vraiment que ces activités fonctionnent car elles représentent une partie clé de notre modèle économique.
Parmi les acteurs privés, Veolia soutient notre travail sur l’emploi et AG2R accompagne notre Repair Café et notre travail sur l’accès au numérique.
Côté acteurs publics, la Région Nouvelle-Aquitaine et l’Agence Régionale de Santé (ARS) ont subventionné 65 000€ dédiés aux coûts de fonctionnement en 2023.
Pour information, ces coûts de fonctionnement ont atteint 120 000 euros en 2023. En 2024, nous serons à 400 000 euros. Il faudra donc passer un palier en termes de financement.
Quels sont les arguments principaux que vous mettez sur la table pour convaincre les investisseurs de l’intérêt du projet La Traverse ?
Ce qui convainc les gens c’est l’alliance entre l’aspect entrepreneurial et l’aspect social. La volonté d’arrêter de séparer les deux et de dire que le social ne se fera qu’avec les entreprises, ça plaît aux investisseurs.
Si l’utopie est le meilleur frein au monde, c’est aussi le grand moteur. Beaucoup de financeurs ont, eux aussi, envie de gens qui rêvent.
Quels sont les principaux freins auxquels vous faites face dans la construction de ce projet ?
La non-croyance en les utopies. Car c’est une utopie de se dire qu’on peut façonner un lieu où tout le monde se croise et partage ensemble. Réhabiliter 4500m2 aussi était une utopie selon beaucoup de gens. Le plus dur a été d’entendre tant de gens dire “ça ne marchera pas”. Je crois qu’il faut accepter la politique des petits pas. Le meilleur moyen de ne rien faire est de ne pas faire le premier pas.
Et puis il faut dépasser les freins financiers. En fait, il faut dépasser tous les freins habituels de l’entrepreneuriat.
Avec l’expérience de ces deux ans comme coordinateur du projet, que feriez-vous différemment si vous aviez su ?
J’aurais embauché beaucoup plus tôt. J’ai été seul jusque fin 2023. Concentrés sur la partie investissement, on a négligé le fonctionnement, les sujets courants, la communication et la fatigue aussi. On en paye les conséquences encore aujourd’hui. Les nouveaux salariés courent derrière le retard accumulé.
Aujourd’hui, de quoi La Traverse a-t-elle le plus besoin pour avancer sur la bonne voie ?
De la détermination et de la créativité. Et de plus d’argent pour le fonctionnement. Il va falloir à tout prix que l’événementiel et la location d’espaces réussissent pour que les caisses soient remplies.
Propos recueillis par Valentin Nonorgue, le 12 janvier 2024.