Une maison de santé basée sur un mode de travail collectif et horizontal

Cette semaine la lettre de l’impact positive s’intéresse à un pôle médico-social innovant. Créé il y a maintenant quinze ans, il fonctionne sous un mode de travail collectif. Tous les professionnels qui y collaborent sont en relation permanente afin de proposer une offre de soin la plus adaptée possible aux patients du territoire. Alors que cette semaine, le gouvernement a communiqué autour du dossier médical partagé, celui-ci est déjà une réalité pour les habitants qui reçoivent des soins au sein de cette structure. Le territoire a réussi grâce à ce projet à gagner en attractivité.

Nous avons interviewé le docteur Philippe Favier qui est à l’origine du projet ainsi que Jean-Claude Zingerlé, maire du regroupement de sept communes de Vigneulles lès Hattonchâtel afin qu’ils nous expliquent leur démarche et comment ils collaborent.

Sommaire:

– Mise en place du projet –

Pourquoi avoir créé ce pôle de santé sur votre territoire ?

Jean-Claude Zingerlé : Nous avions fait un constat que beaucoup des médecins de notre territoire avait l’âge de la retraite. Il y avait un risque que quelques années après nous nous retrouvions sans praticien. Nous avons donc réfléchi à un endroit pour rassembler ceux qui étaient présents. C’est ainsi qu’est né le premier projet de maison médicale de santé de la Drôme. Nous avons misé sur un partenariat entre les élus locaux et les professionnels de santé pour réussir à aller au bout de nos idées.

La gestion horizontale est venue par la suite ?

Tout d’abord nous étions les premiers, il a donc fallu se creuser la tête pour réfléchir à la création du bâtiment. Ce n’était pas du tout dans la mentalité de certains professionnels déjà installés. Mais la volonté du docteur Favier a pu emporter tout le monde dans une démarche positive. En tant qu’élus, ce que nous souhaitions, c’était vraiment de mettre à la disposition des praticiens des locaux à des loyers très faibles. Pour l’organisation ce sont eux qui ont pu créer cette gestion horizontale.

Justement Philippe Favier, d’où vient votre motivation de créer un pôle médico-social avec un fonctionnement différent ?

Philippe Favier : Après plusieurs expériences de remplacements sur des territoires urbains, semi-urbains et ruraux, j’ai décidé en janvier 2002 de « poser mes valises » et de m’installer en milieu rural, sur un territoire qui me plaisait, qui correspondait à ma sensibilité aussi sans doute, et à l’idée d’être enfin ce «médecin généraliste de campagne» qui avait motivé mon choix de m’engager (et de subir souvent les aberrations pédagogiques d’une formation purement hospitalocentrée et totalement dédiée aux spécialités et à la médecine d’organe, il faut bien l’admettre aussi) dans ces (trop) longues études de médecine… C’était aussi l’opportunité de succéder à un Médecin que j’avais eu l’occasion de remplacer et qui était pressé de partir à la retraite pour bénéficier du fameux MICA, une « prime au départ » allouée par l’Etat qui n’avait pas encore pris la mesure de la tendance démographique à l’époque, à moins qu’il n’ait cédé à quelques pressions ultralibérales plus préoccupées par un gain immédiat que par la construction d’un avenir qu’il est si facile de remettre à demain… Il y avait « historiquement » deux médecins dans le village, deux professionnels qui avaient leur cabinet dans leur maison d’habitation et qui se livraient l’un et l’autre une « guerre confraternelle » sans merci depuis plus de 20 ans. Lorsque je remplaçais le médecin auquel j’ai succédé, je n’avais pas le droit d’entrer en contact, pour quelque raison que ce soit, avec le « confrère concurrent », c’était la règle. Je n’avais aucune envie, en m’installant, de reproduire ces modes de fonctionnement…

Quels étaient vos objectifs et à quels problèmes votre nouvelle organisation pouvait- elle répondre ?

Mes objectifs étaient ambitieux, à la mesure d’une vocation vierge de tout modèle préconçu. En effet, je ne suis pas issu d’une famille de médecins et je n’en connaissais pas dans mon entourage proche. Lorsqu’on se sent libre tout ce qui n’est pas interdit devient possible et le statut libéral me semblait parfaitement incarner ce champ de possibilités innombrables qu’il incombe aux professionnels qui s’en réclament d’explorer sans compter leurs heures, ni ménager leur peine pour construire quelque chose à la mesure de leurs attentes. Les signes socio-économiques annonciateurs d’une période de profonds changements dans le domaine de la Santé me paraissaient évidents et mes attentes étaient déjà partagées par d’autres : Ne plus travailler seul, ne plus avoir un haut niveau de rémunération comme seule valorisation de grands sacrifices librement consentis, séparer son lieu de travail de son lieu d’habitation, retrouver du temps pour sa famille, ses amis, ses loisirs sans culpabiliser de ne pas tout sacrifier à une profession passionnante qui n’en est pas pour autant un sacerdoce. Le serment d’Hippocrate n’est pas un vœu de renoncement au monde… S’ancrer néanmoins dans un territoire choisi et contribuer à consolider une offre de soins primaires éthiquement, économiquement et humainement acceptable. Créer du lien entre tous les acteurs de santé d’un bassin de vie et réinjecter de la cohérence et du sens dans les prises en charge dans le domaine des soins primaires mais aussi au-delà, dans la gestion des soins non programmés, dans le suivi des maladies chroniques, dans l’accompagnement de la fin de vie, dans les maintiens à domiciles en cas de perte d’autonomie, dans les relations avec nos confrères spécialistes, avec les plateaux techniques hospitaliers, avec les mille feuilles des réseaux de tout poils et l’écheveau inextricable des travailleurs du médico-social. Instaurer des RDV et redonner du temps à nos consultations pour écouter nos patients et pour les entendre aussi. Se donner du temps à soi-même pour réfléchir, pour échanger avec les autres membres d’une véritable équipe de soins, pour se former et pour former nos futurs consœurs ou confrères, nos futurs collègues… En finir avec cette illusion si facilement entretenue par les égos corporatifs, selon laquelle nous sommes, une fois diplômés, parfaits dans un système de soins idéal immuable que tout le monde nous envie, pour enfin nous donner l’occasion de nous améliorer et nous ouvrir aux autres pour réellement participer de façon décomplexée aux changements du monde et de nos sociétés.

Comment la mise en place de ces nouvelles méthodes s’est-elle effectuée ?

Dans la semaine qui a suivie mon installation, je suis allé me présenter à mon confrère du village et je lui ai proposé le projet de travailler ensemble. Puis je suis allé voir le maire et le président de notre petite communauté de communes et j’ai lancé l’idée de la construction d’un « Pôle de Santé » comme « une » solution possible au spectre inquiétant de la démographie médicale (chiffres à l’appui) et de la menace programmée pour le territoire de désertification en matière de soins primaires. Je suis allé également rencontrer le dentiste du village qui louait des locaux qui ne lui donnaient pas toute satisfaction pour exercer comme il l’aurait voulu. J’ai rencontré aussi une jeune pédicure podologue qui souhaiter s’installer dans le secteur, ainsi qu’une infirmière libérale faisant partie d’une dynastie locale d’IDE. Et enfin j’ai proposé au kinésithérapeute du village et à la pharmacienne du village d’intégrer le projet. Dès le début de l’aventure je me retrouve à assumer le rôle de leader et porteur du projet, l’agitateur à l’origine de quelque chose dont personne ne sait vraiment de quoi il s’agit, mais qui cristallise et réveille tous les conflits et les vieilles histoires, toutes les peurs et tous les espoirs d’un petit territoire rural qui, jusque là, ronronnait paisiblement bercé par les certitudes immuables d’une campagne tranquille, ni meilleure, ni pire qu’une autre. La curiosité initiale et l’amusement condescendant ont été suivis de rires jaunes, de grincements de dents puis d’une franche hostilité devant ma détermination à avancer. Les « pour » et les « contre » se sont affrontés sur tous les terrains imaginables, sans aucun rapport parfois avec la Santé d’ailleurs. Certains ont quitté le projet, d’autre l’on rejoint, il y eu même un procès, des prises de position tranchées, des médiations molles, les ordres professionnels s’y sont frotté avec plus ou moins de perspicacité, la CPAM, la MSA, le Conseil départemental de l’époque, le préfet, l’URCAM (l’ARS n’existait pas encore), des journaux locaux, des journaux spécialisés, des radios et même la télévision, Vigneulles les Hattonchâtel était devenu un de ces improbables creusets qui un peu partout en France entraient en ébullition d’idées incroyables… Une des réunions fondatrice de la FFMPS (Fédération Française des Maisons et Pôles de Santé) s’est même tenue dans une des salles de la mairie de Vigneulles. Le leader idéaliste a rencontré d’autres utopistes du même acabit et les rêveurs sont devenus des réalistes pragmatiques et militants. Nous sommes allés voir ailleurs en Europe (en Belgique, en Allemagne, en Suède, au Royaume Uni…) se qui se faisait en matière de soins primaires pour s’inspirer du meilleurs et éviter de reproduire le pire. Finalement au bout de quatre années, le Pôle Médico-social des Côtes de Meuse est sorti de terre et fin 2005, les professionnels pionniers se sont approprié ce nouvel outil en ordre dispersé. On allait pouvoir commencer à travailler différemment, l’aventure ne faisait que commencer …

– Le projet aujourd’hui –

Quel est le fonctionnement au quotidien de votre pôle médico-social ?

Philippe Favier : Tous les professionnels (pas que les médecins) fonctionnent désormais sur RDV avec des plannings gérés par eux, mais surtout par des secrétaires bien au fait de nos pratiques et de nos contraintes. Les plages de consultations sont souples et à géométrie variable afin de permettre d’inclure des consultations longues ou des soins non programmés, des urgences, des visites, de décaler des RDV … Les secrétaires peuvent, à la demande des patients, organiser des RDV « groupés » (d’abord la prise de sang avec l’infirmière, puis la consultation du docteur et enfin celle du dentiste ou de la podologue par exemple, afin d’éviter des déplacements et d’optimiser le temps des patients ou des aidants). Nous signons encore des « médecin traitant » mais dans les faits, les 4 médecins actuels de la structure voient indifféremment pratiquement tous les patients du Pôle. Un RDV avec un médecin précis est toujours possible pour peu que son planning le rende disponible pour le patient qui le demande. Dans le contexte actuel, nous défendons l’idée qu’il est désormais plus important d’avoir « un » médecin plutôt que « son » médecin, et nous nous efforçons de donner une réponse appropriée dans les 24h maximum pour une demande (non urgente) de visite ou de consultation. Les usagers de la structures ont en quelque sorte la « chance » d’avoir 4 médecins pour le prix d’un, alors qu’en de nombreux endroits de notre territoire certains n’ont plus de médecin du tout. Le dossier par contre est unique et chaque professionnel est tenu de le bien remplir et alimenter de manière à ce que, quelque soit le professionnel y ayant recours, les informations soient facilement accessibles pour permettre une prise en charge adaptée du patient. Nous nous remplaçons les uns les autres, sans pour autant se priver du secours d’un pool de remplaçants souvent constitués d’anciens étudiants ayant gardé  un bon souvenir de notre fonctionnement et de nos pratiques. Nous assurons toujours des « gardes de nuit » bien que l’organisation de la permanence des soins qui nous est imposée nous apparaisse aussi fragile qu’incohérente dans son fonctionnement, comme dans son efficience ou même sa pérennité à court terme… Nous sommes par contre très attachés à la continuité des soins qui est un devoir déontologique autant qu’une obligation professionnelle et un vrai service publique rendu à la population. Nous échangeons continuellement entre professionnels ayant en charge des patients communs au sein de la structure. L’avis de chacun compte pour l’importance qu’il a dans une prise en charge coordonnée donnée et non pour le type de profession exercée. Les « bonnes pratiques » sont encouragées, partagées, actualisées et mises en conformité avec les référentiels en permanence et selon les besoins exprimés des uns ou des autres sans nier, ni gommer les libertés de chacun à les décliner selon sa propre personnalité. Il en résulte une ambiance plutôt bonne, conviviale ou la confiance et le respect créent une certaine émulation et valorise chacun dans son domaine de compétence, de possibles ou d’envies. D’où cette attractivité qui ne se dément pas depuis l’ouverture du Pôle, pour les usagers, comme pour les professionnels semble-t-il. Sans recruter le moins du monde, le Pôle de Santé de Vigneulles a non seulement consolidé l’offre de soins existante sur le territoire mais l’a considérablement enrichi et a indéniablement contribué à une dynamique d’attractivité qui dépasse de loin le seul domaine de la santé…

Qu’a-t-il de différent des autres pôles que l’on peut retrouver sur d’autres territoires ?

C’est une question qui revient souvent, mais qui en cache en fait une autre : quelle est donc votre recette secrète ? C’est quoi finalement le modèle d’une structure de ce type qui fonctionne, qui ne soit ni une coquille vide, ni un gouffre financier pharaonique ? Ma réponse est invariablement la même : Il n’y a pas de recette, il n’y a que de bon ingrédients ! Les Maisons de santé et les Pôles de santé font désormais partie du paysage de cette révolution des soins primaires commencée il y a plus de 20 ans. Poussés par les réalités certains territoires ont, avant les autres, inventé des solutions, les structures pluriprofessionnelles en sont une, mais certainement pas la panacée universelle qui convient à toutes les configurations. Pour qu’un tel projet aboutisse et fonctionne, il faut différents éléments. Une temporalité acceptable et acceptée (le temps des politiques, des administrations et celui des professionnels ou des usagers ne sont pas les mêmes), un territoire cohérent (ni trop petit, ni trop grand, un vrai bassin de vie historique ou pas), un leader convaincu incorruptible et désintéressé dont l’égo n’est pas trop hypertrophié, une équipe motivé et solidaire, un projet de santé ou pour le moins une projection commune dans la volonté de faire des choses ensemble plutôt que chacun séparément, une volonté politique à l’écoute des professionnels et capable de voir plus loin que la prochaine échéance électorale. Cela fait beaucoup de conditions à réunir, j’en conviens, mais n’oublions pas que les mêmes causes produisent souvent les mêmes effets… Le numérus clausus, le choix d’une médecine hospitalocentrée et d’un cursus de formation universitaire qui valorise uniquement l’hyperspécialisation, le paiement à l’acte et le mode d’exercice libéral isolé quasi exclusif n’ont pas contribués à produire les professionnels de santé, ni les fonctionnements adaptés aux besoins pourtant prévisibles d’aujourd’hui et encore moins de demain. L’explosion de la consommation de soins, la judiciarisation, la médiatisation, la médicalisation sociétale, la féminisation de nombreuses professions (dont les médecins), le contexte économique et les incertitudes, autant que les peurs liées aux changements rapides d’un monde qui bouge vite ont rendu prégnante la nécessité de rendre à l’organisation des soins primaires l’importance qu’elle n’aurait jamais du perdre. Mais encore une fois nous vivons de plus en plus vite mais nous réagissons de plus en plus lentement aux adaptations qui s’imposent, d’où le malaise ou le mal être, nous ne sommes plus dans le rythme… A Vigneulles nous tentons de retrouver un rythme acceptable pour le plus grand nombre, pour les professionnels de santé, pour les usagers, pour les professionnels du médico-social, pour les élus, pour les politiques, pour les administrations et les institutionnels, un rythme qui rende à nouveau la partition lisible ou audible pour tous. Dans l’urgence il faut parfois savoir s’arrêter et prendre le temps d’être pressé… Partout en France actuellement des citoyens, des usagers, des professionnels de santé ou des élus sont en quête de ces nouveaux rythmes et les mises en musiques sont aussi diverses et riches que les terroirs et les personnalités qui les interprètent. La force d’une idée, selon moi, réside dans la conscience qu’elle évoque à chacun d’un plus petit dénominateur commun, pas dans le recensement des différences qui nous divisent. L’envie est peut-être cette clef qui ouvre toutes les portes. Envie de faire, envie d’en être, de participer un peu ou beaucoup, pour un temps ou pour longtemps, envie d’être là et pas ailleurs, envie de bien faire, envie d’apprendre, envie d’être heureux dans ce que l’on fait, envie de changer ou envie de se poser, envie d’être utile ou envie d’être tranquille … si l’envie et les envies sont là, la promesse du bonheur n’est pas loin, l’idée fait son chemin et le projet prend vie.

Pour les patients, qu’apporte votre « collaboration horizontale » ?

À mon avis surtout une lisibilité de l’offre de soins et une cohérence dans les prises en charge. C’est rassurant aussi de voir s’éloigner le spectre angoissant des annonces alarmistes de « déserts médicaux » qui critiquent tout et ne proposent rien, de voir que les professionnels s’entendent, se parlent, collaborent, partagent et que l’offre de soins se diversifie, se renforce. Que l’on a encore le pouvoir de choisir sans se cacher, sans mendier non plus ni faire la queue, sans dépassement d’honoraires et avec des professionnels qui prennent encore le temps… C’est aussi peut-être une chance supplémentaire d’être entendu pour un patient ; ce que l’on n’ose pas dire à l’un on le dira à l’autre, mais l’information étant partagée, elle ne se perdra pas dans les limbes d’un fonctionnement cloisonné. La collaboration horizontale a quelque chose d’organique, une souplesse qui n’ôte rien à la valeur du secret mais qui le partage pour mieux tenter de répondre aux questions posées. C’est aussi une garantie supplémentaire de mise en commun des compétences professionnelles au service d’une vision globale de certaines problématiques, ce qui n’a rien avoir avec le puzzle indéchiffrable d’une prise en charge segmentée et non coordonnée. Collaboration horizontale n’est certes pas synonyme de coordination, mais de nombreuses expériences objectivent néanmoins que ce premier pas aplanie considérablement les aspérités du chemin qui mène au second.

Il y a également une notion de pluridisciplinarité, c’est important pour un pôle situé en zone rurale ?

La pluridisciplinarité est classiquement employée pour décrire des spécificités, des spécialités ou des disciplines différentes d’une même profession. Le terme adapté pour des projets comme le notre est celui de pluri professionnalité. En effet tout l’enjeu réside dans la réussite à faire collaborer ensemble des professions différentes historiquement très éloignées ou traditionnellement assujetties à des relations très hiérarchisées, entre lesquelles il faut parfois bâtir des ponts qui n’ont jamais existé. Ce n’est pas plus important en zone rurale qu’en zone urbaine, c’est important pour ce type de projet, c’est tout. La quête de la coordination des prises en charge en matière de soins primaires (mais pas que) ou de la vision globale du patient (dans toutes ses dimensions) passe forcément par la mise en commun des informations éparses recueillis par différents professionnels. Les informations détenues par un médecin scolaire, une orthophoniste, une psychologue, un éducateur, une assistante sociale et un médecin généraliste sont autant de pièces d’un puzzle qu’il faut nécessairement réunir pour voir se dessiner la réalité globale de la situation d’un enfant qui se scarifie et inquiète ses parents autant que ses professeurs. Alors évidemment que c’est important, mais à qui dans le paysage actuel du médico-social incombe-t-il de réaliser cette synthèse ? Néanmoins, il ne faut pas non plus négliger, au-delà des soins primaires, la collaboration avec nos confrères spécialistes et avec les structures hospitalières. L’hôpital aussi est confronté à de grands changements mais rien n’est impossible pour peu qu’il y ait du sens derrière les efforts consentis. Très tôt nous avons réfléchi sur la cohérence et les coûts de certaines prises en charge et proposé à des spécialistes de venir consulter au sein de la structure. Ainsi, et là pour le coup nous sommes dans la pluridisciplinarité pour ce qui concerne les médecins, un chirurgien orthopédique et un gynécologue obstétricien et oncologue du CH de Verdun viennent régulièrement dans notre structure pour des consultations qui ne nécessite aucun plateau technique. C’est un gain en matière de déplacement pour les patients d’un territoire rural à faible densité de population, c’est aussi l’occasion pour le médecin généraliste d’échanger directement avec le spécialiste auquel il adresse son patient, c’est pour le spécialiste l’occasion de sortir de l’hôpital et d’aller vers les patients au lieu d’attendre qu’ils viennent vers lui (ou pas…) et de partager ses compétences avec ses confrères. Réapprendre à se parler, à écouter l’autre, à comprendre et à connaître les forces et les fragilités de son interlocuteur, sont les étapes indispensables au respect mutuel et au « travailler ensemble ». C’est aussi la meilleure occasion de réinjecter du sens dans cette notion de confraternité dont on nous rabat les oreilles mais qui nous apparait hélas si souvent comme un masque au regard vide…

Dans les liens entre les différentes professions, est-ce facile de mettre tout le monde en relation ?

Le sire Alexandre de Calonne, ministre de Louis XVI, a laissé son nom à une trouée qui traverse une importante forêt de notre territoire pour permettre d’acheminer les bois nécessaires à la marine royale jusqu’à la Meuse. On lui doit également ces bons mots : « si c’est possible c’est déjà fait, si c’est impossible cela se ferra ». Bien sûr que ce n’est pas facile, certains assurant même la chose impossible. Il faut être créatif et accepter de s’adapter en permanence. Les choses ne se décrètent pas, elles se vivent. On propose des modes de fonctionnement, des réunions, des temps d’échanges et puis on essaye avec ceux qui veulent. Si ça marche on continue et d’autres attirés par la lumière viennent nous rejoindre. Si ça ne marche pas, on modifie, on propose autre chose ou on y revient plus tard, parfois c’est le moment qui n’est pas le bon. Nous ne sommes pas dans une société où la confiance va de soi, c’est toujours la méfiance qui pointe son nez en premier. Nous ne sommes pas non plus dans un monde de licornes roses ! Pourquoi fait-il ça ? Qu’a-t-il à y gagner ? En quoi vais-je me faire avoir si j’accepte ce qu’il propose ? La confiance ne se décrète pas, elle se gagne à force de temps. C’est un peu comme l’amour, les déclarations ne suffisent pas, seules les preuves d’amour comptent. Partout la tendance est à la division, on oppose les gens et les idées, ici pour le coup on essaye de rassembler autour de quelques valeurs communes, autour d’une éthique partagée, d’une « charte » d’intentions qui annonce la couleur et engage chacun moralement vis-à-vis du groupe. En mangeant ensemble le temps de midi, en organisant des repas annuels, en fréquentant régulièrement la machine à café ou la théière, en répondant présent lorsque l’on est sollicité pour un avis, pour un conseil, en fêtant les anniversaires et en se soutenant dans les moments difficiles, progressivement la conscience de l’appartenance à une véritable équipe s’établie comme une réalité tangible et à partir de là les relations changent d’elles-mêmes…

De votre côté Jean-Claude Zingerlé, votre idée était de permettre à votre offre de santé d’être plus attractive ?

Jean-Claude Zingerlé : Nous étions vraiment dans ce que l’on appelle les zones blanches au niveau des médecins. Le pôle a permis à notre territoire de gagner en dynamisme. Son mode de fonctionnement nous a également permis d’y associer les services publics liés à la santé. Il y a même le département qui participe aujourd’hui. C’était donc un vrai besoin de notre territoire.

Derrière c’est votre territoire qui bénéficie de cette attractivité ?

Oui. Si on prend l’exemple des jeunes couples avec enfants. Pour acheter une maison, que vont-ils regarder ? Les écoles… et l’offre de santé. Notre maison de santé a donc joué un rôle majeur pour rendre notre territoire dynamique et attractif puisqu’après c’est tout un cercle vertueux qui peut se mettre en place.

Quel bilan faîtes vous après les quinze premières années ?

Il est très positif. Nous avons réussi à faire venir des médecins sur notre territoire. La maison de santé accueille des professionnels de santé de divers horizon. Nous collaborons également pour recevoir certains professionnels issue des hôpitaux de la région pour des consultations ciblées.

En étudiant l’actualité, on peut imaginer que vous avez tout pour servir de modèle dans ce domaine…

Oui. Actuellement, le gouvernement est en train d’installer le dossier médical partagé. Nous, dans notre maison de santé, tous les professionnels qui interviennent se partagent les informations sur le patient et analysent ensemble comment les soigner au mieux. Si votre médecin n’est pas disponible, celui que vous allez voir possède un accès à tout votre historique. Il peut ainsi éviter de tomber dans un piège ou de faire une erreur par méconnaissance.

– Dupliquer le projet –

Pour le coût comment avez-vous financé le projet ?

Jean-Claude Zingerlé : Nous avons eu de la chance car nous étions pionniers dans ce domaine. Cela nous a permis d’obtenir environ 80% du montant qu’il fallait pour construire les locaux en subventions divers. Nous avons réellement payé que 20% de notre maison de santé. Cela nous a permis de le répercuter sur le prix des loyers et de réaliser une extension l’année dernière.

Est-ce le rôle des élus d’un territoire que d’aider des médecins (privés) ?

Oui. Il est vrai qu’il y a quinze ans quand nous avons présenté le projet, on a été accusé par certaines personnes de faire un cadeau à des personnes qui n’en avait pas besoin. Mais eux aussi, ils s’investissent dans le projet ! Ils payent parfois plus cher qu’avant leurs locaux, ils s’organisent ensemble pour financer le secrétariat, le ménage… Mais avoir une offre médicale de santé, c’est un réel désir des citoyens. Nous pensons donc que c’est effectivement à la mairie ou à la communauté de communes d’investir de l’argent public pour y arriver.

Qu’est-ce qui fait votre projet a pu être une réussite ?

Je crois que nous avons évité le principal écueil. C’est le fait de construire un bâtiment magnifique à un coût mirobolant sans consulter au préalable les professionnels. Ce genre de projet doit être le fruit d’une co-construction entre la puissance publique et les professionnels de santé du territoire. Il doit y avoir un véritable partenariat. Nous avons eu la chance de tomber sur le docteur Favier. Il a souhaité porter le projet et affronter les difficultés qui se sont présentées.

Philippe Favier, quelles ont été les difficultés pour mettre en place ce nouveau mode de travail ?

Philippe Favier : Vaincre les peurs nées de la non-connaissance de l’autre reste une des principales difficultés. C’est sans doute une porte ouverte en matière de communication ou de management, mais cette notion ne fait pas partie du bagage initial de la formation des professionnels de santé et des médecins en particulier… L’enseignement facultaire reste élitiste, pyramidal et globalement très rigide. Le morcèlement des prises en charge et des pratiques en matière de santé n’a d’égal d’ailleurs que le cloisonnement des professionnels qui y participent. Ce saucissonnage délétère et systématique se retrouve même dans le découpage territorial en secteurs de gardes ou d’intervention pour certaines spécialités. Le parcours d’un patient dans le cadre d’une prise en charge un peu complexe s’apparente souvent à l’épreuve d’un labyrinthe angoissant plutôt qu’à l’accompagnement sécurisé de la descente d’un fleuve dont on aimerait qu’il soit tranquille. Une autre difficulté relève de l’étrange mécanisme qui transforme souvent les enfants battus en adultes maltraitants. Des professionnels qui verbalisent très bien les souffrances, les déceptions et les frustrations qu’ils ont subit dans leur formation ou dans leurs relations professionnelles, reproduisent malgré eux les mêmes schémas, les mêmes brimades, le même mépris envers leurs jeunes ou leurs nouveaux confrères ou vis-à-vis d’autres professions de santé. Changer des habitudes et des modes de travail, pourtant unanimement décrits comme éreintants et inadaptés, reste une vraie difficulté tant le poids de l’image pourtant dépassée d’une identité professionnelle lourde reste présente dans les esprits et dans les représentations que les professionnels ont d’eux même. Travailler à temps partiel, pour un médecin libéral, reste très mal vu par exemple. Culturellement de même une salle d’attente bien remplie reste un gage que le médecin doit « être un bon médecin » ou encore de drôles d’idées comme celle qui fait du médecin qui accepte tout et n’importe quoi, un médecin « dévoué à ses patients » … Certaines pratiques, si on les analyse, relèvent plus du clientélisme que du dévouement et d’autres d’un paternalisme infantilisant aux antipodes d’un professionnalisme visant à éduquer et à rendre autonomes nos patients… Demandons nous pourquoi les vocations à exercer la médecine libérale et générale en particulier n’emportent pas l’enthousiasme, et loin s’en faut, des jeunes générations d’étudiant ? Regardez les réalités de l’identité professionnelle à laquelle vous leur demandez de s’identifier et vous aurez une partie importante de la réponse !

Est-ce que cela a un coût supplémentaire ?

Oui et non … Oui, car travailler en Maison ou en Pôle de Santé implique un certain « cahier des charges » qui garanti (s’il est suivi) la conformité d’une volonté affichée de travailler autrement avec la réalité des faits sur le terrain du quotidien. Ce mode de travail a un coût. Avoir un véritable secrétariat coûte plus cher que de déléguer à son épouse la gestion des appels téléphoniques ou de renvoyer systématiquement les appels vers le 15, pareil pour le ménage, et payer un loyer dans des locaux dédiés, même si cela rentre dans vos frais professionnels, reste souvent fiscalement moins intéressant que de déduire plein de petites lignes comptables pour l’usage professionnel d’une partie de votre habitation principale. Et puis il y a l’informatique, les logiciels, les abonnements, les maintenances, les messageries sécurisées … Autant de tracasseries coûteuses que personne ne vous impose réellement si vous êtes seul maître à bord et que vous avez décidé de faire le minimum syndical. Et puis le temps c’est de l’argent parait-il, donc si vous commencez par le perdre en réunions de tout poils et en freinant le nombre des consultations, des heures de travail et la multiplication des actes, vous vous tirez économiquement une balle dans le pied. Non ? Il ne manque plus que cette phrase qui tue : « ah, ces petits jeunes qui ne veulent plus travailler ! » et là on atteint la limite du gouffre d’incompréhension qui mine une profession figée (c’est loin d’être la seule d’ailleurs) qui n’a pas su s’adapter aux attentes, ni même aux besoins d’une société qui bouge. Non, cela ne coûte pas plus cher de faire de la qualité plutôt que de la quantité, si cette qualité est rémunérée à sa juste valeur. Et si plutôt que de devoir amortir pendant une vie le rachat de la maison de maître et la patientèle de l’ancien médecin, les professionnels d’aujourd’hui préfèrent investir dans un outil de travail prêt à l’emploi qu’ils peuvent au besoin facilement quitter pour en trouver un autre ailleurs si les circonstances de la vie les y incitent ? Si le travailler ensemble leur permet de passer du temps avec leur conjoint, de voir grandir leurs enfants, d’avoir des loisirs qui leur assurent cet équilibre tellement nécessaire pour ne pas sombrer dans le burn-out ou l’aigreur et d’être bien et performant dans l’exercice difficile de leur art, faut il les dénigrer et leur reprocher leur choix d’utiliser leur argent à se payer du temps plutôt que de passer leur temps à gagner de l’argent ? Je suis toujours assez dubitatif de constater qu’une des premières questions qui revient toujours en matière de changement, c’est précisément la question de l’argent. Un humoriste disparu (Coluche) avait eu ce trait pertinent et provocateur : « si vous voulez devenir riche, achetez un français pour ce qu’il vaut et tentez de le revendre pour ce qu’il croit qu’il vaut… ». La santé aura toujours un coût mais notre modèle de société est-il réellement encore convaincu qu’elle n’a pas de prix ? Si nous défendons un modèle d’équité dans la qualité et l’accès aux soins, alors il faut que chacun se mobilise et toutes les initiatives, toutes les idées sont à expérimenter. Si elles donnent satisfaction en matière d’efficience et d’éthique, elles méritent les moyens qu’elles mobilisent. Si par contre nous choisissons de regarder la santé comme un simple bien de consommation comme les autres, alors qu’elle subisse les aléas des lois du marché et sacrifions gaiement sur l’autel de la rentabilité les patients et les professionnels de santé, le bébé et l’eau du bain… et arrêtons de nous plaindre.

Avez-vous mesuré un impact particulier ?

Pour mesurer objectivement un impact il faut une démarche rigoureuse et scientifique. Des travaux existent qui vont dans ce sens, pour ma part, modestement je ne peux que vous livrer des impressions et suggérer éventuellement un possible lien de cause à effet entre différentes constatations. Avant le projet du Pôle de santé, le village comptait deux médecins, un dentiste, une pharmacie, une infirmière (qui était aussi la femme d’un des médecins) et un kinésithérapeute. A ce jour, au sein de la structure, exercent quatre médecins, deux infirmiers, un dentiste, une orthophoniste, une pédicure podologue, une sage femme, une psychologue et un ostéopathe. Il faut y adjoindre les consultations régulières d’un chirurgien orthopédiste et d’un gynécologue obstétricien oncologue, ainsi que des permanences de l’assistante sociale de secteur, une association d’aide à domicile, une antenne d’écoute pour les adolescents et un lieu disponible pour la PMI. La pharmacie s’est déplacée depuis le centre du village pour être désormais juste à côté du Pôle. Un pool d’étudiants infirmiers et d’internes en médecine générale fréquente régulièrement la structure et certains reviennent facilement remplacer les professionnels qui les sollicitent. Plusieurs se sont même installés sur le territoire pour succéder à des médecins qui ne trouvaient pas de successeur… Chose étrange aussi, alors que notre structure était initialement regardée comme un OVNI, un « dispensaire » ou une « verrue dans le paysage » par nombre d’autres professionnels et élus du secteur, aujourd’hui là où acceptent de s’installer les nouveaux candidats professionnels de santé naissent des Maisons de Santé modestes ou pharaoniques qui semblent également traverser à leur tour les différentes phases de doute et de maturation que ces projet impliquent… Notre structure, elle, vient de s’agrandir car nous étions un peu à l’étroit. Les patients affluent de partout et les médecins de notre Pôle ne meurent pas de faim, les autres professionnels non plus aux dernières nouvelles. Nous n’avons jamais mis aucune annonce pour recruter qui que ce soit, nous ne retenons personne non plus contre sa volonté de quitter l’aventure, mais nous examinons tous ensemble chaque candidature pour voir si la demande s’accorde avec le projet. Nous allons bientôt accueillir une infirmière ASALEE et envisageons de créer une représentation des usagers du Pôle… la démocratie sanitaire est en marche. Nous entretenons d’excellents rapports avec nos élus locaux, comme d’ailleurs avec l’ARS ou la CPAM, nous savons écouter et avons en retour le sentiment que l’on nous écoute, nous ne pratiquons pas la langue de bois mais notre parole, une fois donnée, a valeur d’engagement. C’est loin d’être une sinécure tous les jours et le travail ne manque pas, mais allez savoir pourquoi le sac de mes tracasseries paraît moins lourd à porter alors qu’il n’est pas moins plein que celui des autres ? Peut-être la douceur légendaire de la Meuse, à moins que ce ne soit l’alchimie du Pôle ? Qui sait ?

Propos recueilli par Baptiste Gapenne